Dime et prémices selon la Bible (1)

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Dans cette partie nous verrons successivement quelle est l'origine de la dime, les produits qui y étaient soumis, à destination de qui elle était prévue et comment. Nous verrons aussi qu'elle a fluctué selon les époques pour ne plus être pratiquée telle quelle par les juifs après la des­truction du temple. Outre la Bible, les sources historiques et religieuses proviennent notamment des ouvrages suivants, référencés sur la page "Partager" :

  • Munk Elie, La voix de la Torah
  • Pagolu Augustine, Patriarchal religion
  • Jewish Virtual Library (site internet)
  • Chouraqui André, Les livres de la Torah

4. La dime avant la Torah


Les textes les plus anciens qui nous parlent de la dime viennent des tablettes sumériennes entre le 21e et le 18e siècle puis babyloniennes jusqu'au 14e siècle avant Jésus-Christ. A Sumer, la pratique est attestée sous les quatre règnes de la Dynastie de Ur III. Par ailleurs très bureaucra­tique, elle nous a laissé un grand nombre de témoignages quant à l'administration. Dans cette société domaniale, les temples disséminés sur tout le territoire représentent une multitude de divinités et détiennent la majorité des terres agricoles. Les dimes avait pour proportion le dixième et étaient un impôt obligatoire payé au temple par tous ceux qui exploitaient les terres pour financer la pléthore de scribes, d'administrateurs en chef qui dirigent des compta­bles, d'archivistes, de contremaîtres et de nombreux gestionnaires de chaque partie des domaines. Les textes rapportent que des dimes étaient régulièrement offertes au dieu Nanna ou à la déesse Ningal sous forme de mou­tons ou de chèvres, de bois, de roseau, d'huile, d'épices ou de substances aromatiques mais aussi d'objets comme des meules, de l'or ou des pierres précieuses. Ces textes révè­lent aussi que les dîmes pouvaient être mises de côté dans des magasins en vue d'une utilisation future mais alors elles pouvaient y être volées. En fait la dime portait sur tout ce qui était indispensable dont les roseaux car les sumériens s'en servaient pour bâtir leurs villages sur les marécages issus des inondations des fleuves car, à cette époque, le Golfe persique s'avançant beaucoup plus dans les terres et les fleuves formaient plutôt un delta.

L'obésité de l'administration sumérienne fut sans doute la cause du déclin, au début du 18e siècle, des sumé­riens. Beaucoup d'habitants quittent les villes jusqu'alors prospères et la Dynastie de Babylone remplace la Dynastie sumérienne d'Ur III. Les élites de ces villes migrent alors vers plusieurs cités du pays d'Akkad alors que les peuples sémites qui vivaient en Basse Mésopotamie rejoignent des villes plus au Nord comme Aram ou Assur déjà d'influence sémite. C'est à cette époque que ce se situe le départ de Terach, père d'Abraham, pour Aram (Haran) selon Genèse 11/31. La civilisation sumérienne en Chaldée disparait au profit de Babylone. A cette époque, les textes précisent que la dîme était liée à la récolte, donc annuelle mais surtout, et cela semble nouveau, il y avait une dîme pour le temple et une dîme pour le palais royal qui rentraient sou­vent en conflit. Cette pratique était en vigueur à Babylone mais aussi en Assyrie et une divinité est associée à un roi qui perçoit la dîme pour la divinité qu'il représente (y compris en Egypte avec Pharaon proclamé dieu sur terre).

Dans des sources ougariques, la dîme n'est plus individu­elle mais collective d'un village. Elle n'a pas de support religieux mais est une taxe civile. Souvent elle est accordée comme un droit en faveur de ceux à qui le roi donne une ville en récompense et c'est probablement à quoi fait réfé­rence le passage de 1 Samuel 8/13-18. En revanche, tou­jours à Ougarit, aucune idéologie n'est associée à la dîme en ce qu'elle appartient à un dieu ou que sa pratique est nécessaire pour accéder à une bénédiction. Dans toutes ces civilisations, la dime était en réalité un impôt dû soit au temple soit au roi soit au deux. Cet impôt a juste une signi­fication économique simple qui fait écho à la spécialisation des sociétés humaines comme je l'ai traité à la page con­cernant le matérialisme. Le roi entretient une armée pour défendre un territoire et les prêtres entretiennent les tem­ples et s'occupent du service cultuel au profit du peuple. Comme les militaires, le roi et les prêtres n'ont pas le temps et la compétence de produire leur nourriture ou de travailler à la collecte de matières premières. En contre­partie, le peuple qui occupe le territoire contrôlé, pourvoit par cet impôt (un dixième) à leurs besoins. Voilà dans quel contexte historique et culturel le versement d'une dime est pratiqué à l'époque d'Abraham, d'Isaac et de Jacob.

 

5. La dime des patriarches


Revenons donc maintenant à la rencontre entre Abraham et Melchisédek à la lumière du contexte culturel que nous avons vu brièvement. Plusieurs textes de la période sumé­rienne de la dynastie de Larsa décrivent la dîme à la suite d'une expédition comme étant une pratique commune et la dîme dans le cadre d'un vœu était connue dans les sour­ces du babylonien ancien et ougaritique. De même, Israël semble avoir connu la pratique de la dîme dans le contexte d'une expédition, en tant qu'impôt séculier, ce fait étant attesté dans des documents non bibliques et expliquent pourquoi aucun commentateur juif ne rapporte d'anomalie avec la dime d'Abraham qui n'a rien à voir  avec la dime mosaïque. L'année hébraïque calquait l'année sumérienne établie plusieurs siècles avant, commençant au printemps et comptant douze mois de trente jours, suivant le cycle lunaire. La Bible nous dit qu'Abram donna la dime du butin à ce roi-sacrificateur Melchisédek qui n'a ni généalogie ni postérité selon l'auteur de la lettre aux hébreux mais en fait on n'en sait guère davantage.

Par le versement d'une dime et non pas d'une offrande, Abram déclare son allégeance à ce roi-sacrifica­teur selon la coutume de tous les peuples du Proche Orient de l'époque, Melchisédek recevant la dîme pour la divinité qu'il représente, El Elyon, le dieu suprême au-dessus de tous les dieux du panthéon cananéen et le seul Dieu pour Abraham. La pratique consistant à offrir à la divinité une partie d'un butin était courante dans le Proche-Orient Ancien. Dans la dynastie sumérienne de Larsa une dîme était payée à la suite d'une "expédition de guerre ou d'af­faires." Notez que l'auteur de la lettre aux hébreux ne s'y trompe pas en précisant qu'il donna la dime du butin et non pas la dime de ses produits agricoles ; la Bible ne nous parle plus jamais de dimes versées ni par Abraham ni par Isaac qui correspondraient à la pratique mosaïque instau­rée quatre cents ans plus tard. En fait Abraham avait plutôt l'habitude de bâtir des autels pour offrir des sacrifices aussi cette dime semble plus que probablement un acte unique car elle ne faisait pas partie de sa pratique religieuse nor­male. La religion d'Abraham est décrite comme étant axée sur la famille et son Dieu comme étant personnel et lié à la famille. Abraham est dépeint comme étant fidèle à ce Dieu qui, jamais, ne lui fait une demande de sacrifices, d'offran­des ou de dîmes comme il l'a demandé plus tard à Israël et excepté celle du sacrifice d'Isaac qui, cette fois, a une dimension spirituelle comprise par tous les chrétiens.

Pour la démonstration qui nous intéresse ici, je pourrai m'arrêter là quant à la signification de la dime au temps d'Abraham mais il est enrichissant de se plonger un peu plus sur les détails du récit. D'abord, le nom de Salem (ou Shalem) était le nom d'une divinité cananéenne et phénicienne et comme le nom de Jérusalem existait déjà à cette époque sous la forme Urusalimum, il semblerait que Salem soit une autre cité proche. En venant avec le pain et le vin, cette offrande qui scelle une communion sacrée, habituelle dans l'Orient Ancien, Melchisédek fait allé­geance à Abraham en sa qualité de vainqueur puisqu'il a démontré sa capacité à rendre la justice, rôle du roi. En retour il se place sous l'autorité spirituelle du sacrificateur dont le nom signifie "roi de justice, roi de paix." Chacun d'eux apporte alors les symboles de ce qui s'apparente à une alliance morale et spirituelle, le pain et le vin par le sacrificateur et la dime du butin par ce vainqueur de jus­tice que Melchisédek reconnait comme roi. En effet, bien qu'il soit présenté d'abord comme roi de Salem, il n'a pas participé à la coalition d'Abraham dans la poursuite de Kedorlaomer bien que voisin, Hébron étant à moins de 40 km de Jérusalem où Abraham passe pour se rendre à Dan.

Toute la vie active d'Isaac est résumée par quel­ques anecdotes dans le chapitre 26 de Genèse où, étant très béni, il eut à subir l'hostilité des Philistins qui le chas­sèrent de leur territoire. L’Éternel se présente à lui comme le dieu d'Abraham pour lui renouveler l'alliance faite avec son père. Instantanément Isaac bâtit un autel et invoqua l’Éternel nous dit le texte mais à aucun moment de sa vie le texte nous parle d'une quelconque dime qui aurait été donnée selon les coutumes de l'époque comme nous l'avons vu et non pas telle que définit par la loi de Moïse. Rappelons que, comme pour Abraham, le dieu qu'Isaac vénère reste El Elyon, ce dieu suprême au-dessus de tous les autres dieux cananéens qu'ils appellent "mon Seigneur" étymologiquement souverain, maître, celui en qui ils obéis­sent, celui en qui ils font confiance pour pourvoir à leurs besoins et leur protection. Cela est alors unique au milieu de l'idolâtrie ambiante car il n'est pas encore le dieu Yahvé que nous connaissons puisqu'il ne se révèlera pleinement qu'à Moïse et dans la complexité de la loi.

Avec Jacob, il nous est raconté l'autre aspect de cette dime du Proche Orient Ancien, la dime pour un vœu. Ce vœu est la conclusion logique du récit que nous lisons en Genèse 28/10-22 où il a la vision des anges qui montent et descendent par une échelle et où l’Éternel se tient en haut et s'adresse à Jacob. A son réveil, Jacob eut peur et sa réflexion "certainement l’Éternel est en ce lieu et moi je ne le savais pas" ne se comprend que si on sait que Louz (ou Luz) (la ville s'appelait auparavant Luz) désigne un petit os indestructible de la colonne vertébrale qui ne se décom­pose pas après la mort afin de permettre la résurrection selon la croyance juive ; c'est à ce titre, que l'endroit était déjà un centre de culte ancien très fréquenté. Jacob ne l'ignorait pas mais il découvre qu'en fait c'est l'endroit physique où habite le Dieu d'Abraham et d'Isaac. Rappelez-vous qu'à cette époque un dieu est représenté par un roi et est inféodé à un lieu : Jacob croit découvrir l'endroit qui mène à la demeure d'El Elyon dans le ciel. Donc, comme il l'a appris de son père et de son grand-père, il bâtit un autel et fait le vœu d'y apporter une dime, encore une fois selon la coutume en vigueur à cette époque qui ne se limitait pas à la dime mais pouvait se traduire aussi par la construction d'un sanctuaire ou l'offrande de sacrifices. Le vœu de Jacob est assorti de la mise à l'épreuve d'El Elyon avec une série de conditions introduites par "si."

Remarquons qu'Abraham donna une dime à Melchisédek sacrificateur de Salem car elle est nécessaire­ment payée dans un endroit où un culte y est établi, Salem et Jérusalem semblant des toponymes distincts. Or le récit ne nous précise rien à ce sujet quant à Béthel. Quand Jacob y revient plus de vingt ans après (Genèse 35/7), il bâtit à nouveau un autel mais n'y apporte pas de dime pas plus que le texte ne nous dit qu'il serait allé la donner à Salem. Remarquons aussi que le nom qui commence Genèse 35 n'est pas "Dieu, Yahvé" comme l'écrivent nos Bibles mais "Seigneur, Adonaï", comme son grand-père Abraham appelait El Elyon "mon Seigneur." Compte tenu du symbole d'éternité que porte le nom de Louz, certains exégètes juifs pensent que cet endroit (donc Béthel) est synonyme de Jérusalem, la ville éternelle. Tout est donc compliqué car il semblerait que Jacob ait donné ce nom au moins à un autre site confirmé par Josué 16/2. Une autre hypothèse serait que Jacob, et sans doute d'autres patriar­ches, utilisaient normalement les dîmes et les offrandes pour les sacrifices et les fêtes cultuelles, pratique que l'on retrouve dans la dime mosaïque. Toutefois, au regard de l'exemple d'Abraham il semble plus probable que la dime ne faisait pas partie de son activité religieuse régulière, qui consistait davantage en la construction d'autels pour des sacrifices afin d'invoquer le nom de Dieu sans culte établi et sans l'intermédiaire d'un prêtre. Enfin, les textes ne nous rapportent aucun exemple de paiement de dime des fils de Jacob et notamment Judas qui avait quitté le clan familial pendant plusieurs années puisque ses deux pre­miers fils ont atteint l'âge de se marier avec Tamar et possédait leurs propres troupeaux (Genèse 38).

 

Partie 2 : Dime et prémices selon la Bible
4. La dime avant la Torah
5. La dime des patriarches

 

A suivre : 6. La normalisation de la dime par la loi